Harry MARTINSON
prix Nobel 1974
“pour une œuvre littéraire qui saisit la goutte de rosée et reflète le cosmos.”
Affirmer que Harry Martinson (1904-1978) est l’un des grands poètes du XXe siècle ne manquera pas de surprendre le public français, et même mondial en dehors de son pays. Le prix Nobel qu’il a partagé en 1974 avec son collègue et ami Eyvind Johnson n’a pas incité son éditeur français de l’époque à sortir de sa torpeur (il s’est contenté de rééditer Voyages sans but) et les publications subséquentes (Même les orties fleurissent, Il faut partir, La Société des vagabonds et Aniara, toutes chez Agone) sont restées confidentielles, malgré un ou deux articles élogieux ici ou là (notamment dans Europe). Il faut dire qu’il était suédois. Or, comment peut-on être écrivain et suédois… si l’on n’écrit pas des romans policiers, seul mérite qu’on accepte de reconnaître à cette engeance. Circonstance aggravante, c’est un poète qui manie aussi bien la prose que la poésie – et qui reste poète quand il écrit en prose. On peut même aller jusqu’à soutenir qu’il n’est jamais aussi grand poète que lorsqu’il écrit en prose, tous ceux qui ont essayé de le traduire peuvent en témoigner. Autre tare, il relève de cette veine prolétarienne qui n’a toujours pas obtenu droit de cité dans le parnasse français, réservé aux beaux esprits grandis dans le sérail et fervents adeptes du scandale. Or, Martinson est toujours resté d’une discrétion de violette et que peut bien avoir à dire un ancien enfant de « l’assistance » qui a passé des années de sa jeunesse à fuguer, avant de travailler comme soutier à fond de cale de navires de commerce puis de vagabonder à travers son pays en tuberculeux ? Rien, n’est-ce pas ? Ce n’est pas ainsi qu’on « taquine la muse », comme il est de bon ton de dire, ici. Autre circonstance aggravante : Martinson était à la fois poète et homme de science. Et, là encore, les deux se confondaient en lui, car nul n’est capable comme lui d’écrire sur la science en poète et de pratiquer la poésie en homme de science, de voir le cosmos dans un brin d’herbe ou une goutte d’eau et inversement. Dernière dimension : celle du prophète mâtiné de Cassandre. Il a en effet été des premiers à dénoncer les méfaits d’une « civilisation » (chez lui, le mot est à prendre en mauvaise part) dont il sentait bien toute la potentialité antihumaniste. Non seulement à propos de la bombe atomique, qui en a révolté bien d’autres, mais aussi (dès les années 50) de l’automobile, moloch des temps modernes selon lui, et même (cette fois dès 1940) de ce qui ne s’appelait pas encore la médiatisation. Il a en effet osé clamer haut et fort, des décennies avant tout autre, que le spectacle de la chose nous rendait insensible à la chose elle-même (en particulier, bien entendu, les horreurs de la guerre, des massacres, persécutions et catastrophes diverses, qui sont maintenant le pain quotidien de nos journaux télévisés et la providence des annonceurs en mal d’« audimat »). Et, alors que la « téléréalité » n’existait pas encore dans les rêves des savants les plus fous, il nous montrait dans Aniara une télévision de l’avenir mourant de chagrin au spectacle de ce qu’elle est obligée de montrer. Ce « nomade du monde » comme il se définissait, ce « vagabond du cosmos » comme on peut le qualifier, ne s’est pas pour autant cantonné dans le domaine du matériel et du soi disant progrès. Adepte du juste milieu et du tao extrême-oriental, il a toujours été soucieux de spiritualité non-confessionnelle. Pour lui, la vie a toujours été un voyage vers les « rivages nomadiques intérieurs », placé sous le signe de l’alizée, symbole de l’équilibre entre le sec et l’humide, le chaud et le froid, le doux et le violent, la vitesse et l’immobilité. Cette pensée proprement dialectique s’est exprimée dans une demi-douzaine de recueils poétiques, dont seules une douzaine de pièces ont eu l’honneur de figurer dans l’Anthologie de la poésie suédoise (éditions de l’UNESCO, 1971, 2000). Lire Martinson, c’est entrer en contact avec l’un des grands artistes du verbe de son temps et un homme d’une très haute élévation de pensée et d’une grande dignité qui ne s’est jamais laissé séduire par aucune des sirènes de la vie publique. Puisse la France consentir un jour à lui faire une (petite) place parmi les grands noms de l’humanité.
Philippe Bouquet