Catherine Hélie
© Editions Gallimard

Mario Vargas LLOSA

prix Nobel 2010

“Pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l’individu, de sa révolte, de son échec.”






Soiree du 26 janvier 2012,

organisee a la Societe des Gens de Lettres,

Hotel de Massa


Causerie entre Mario Vargas Llosa

et Albert Bensoussan



Mario Vargas Llosa
© Xavier Lambours/Signature


Albert Bensoussan : Mon cher Mario, nous sommes heureux de t’accueillir dans cette salle où tant de gloires littéraires ont laissé leur trace. Je ne sais pas ce que tu peux nous dire maintenant : où tu en es, comment tu as digéré ton prix Nobel, quels sont tes projets, mais je sais qu’il y a un livre qui va paraître prochainement La civilisation du spectacle, on l’attend tous.

Mario Vargas Llosa : Je voudrais dire quelque chose sur La tante Julia et le scribouillard, comment m’est venue l’idée de ce roman ?

AB : Oui, dis-nous l’origine de ce roman à succès, qui a reçu le prix du « Meilleur livre étranger » à sa parution en France.

MVL : Je l’ai écrit avec des souvenirs d’une époque où les romans-feuilletons écrits pour la radio étaient énormément populaires, partout en Amérique latine. Je ne sais pas si en Europe les romans-feuilletons pour la radio ont eu un succès pareil. A Lima, je me souviens quand j’étais très jeune, leur audience était très populaire. Je travaillais en même temps que j’étudiais à l’Université, à une station de radio. Je faisais les informations et j’ai connu un écrivain de romans-feuilletons pour la radio. Pedro Camacho n’est pas un personnage totalement inventé, c’est un personnage qui a un modèle dans la réalité et, comme le personnage de fiction, il est bolivien. Il avait été importé de Bolivie à Lima par les propriétaires d’une station de radio très populaire, orientée vers le grand public Et ils l’avaient importé au Pérou car c’était une espèce d’industrie radio-théâtrale. Et en effet, il était d’une fécondité extraordinaire. Il a commencé à écrire, pas seulement à écrire plusieurs feuilletons pour la radio mais aussi à être l’interprète, le héros de tous ces romans, et aussi le metteur en ondes. C’était vraiment une industrie. C’est le premier écrivain professionnel que j’ai connu. À l’époque, il n’y avait pas un seul écrivain qui pouvait vivre en tant qu’écrivain. Mais cet auteur de romans-feuilletons, oui. Il écrivait toute la journée, il dirigeait ces feuilletons-radio et était un professionnel de l’écriture. Il ne lisait pas beaucoup, il ne parlait pas de littérature, il parlait de l’art de façon très ridicule en utilisant tous les lieux communs et il ne lisait pas parce qu’il n’avait pas le temps de lire ; il travaillait toute la journée, il était le créateur de tout ce monde mélodramatique, truculent, d’un sentimentalisme débordant qui était celui des feuilletons-radio. Et un, jour il a eu une espère de surmenage et on a découvert qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas très bien dans les histoires qu’il présentait grâce aux appels des auditeurs qui ont commencé à téléphoner à la radio pour signaler des incongruités des personnages qui passaient d’une histoire à l’autre [rires], des confusions et c’est comme ça qu’on s’est aperçu qu’il avait une crise mentale, qu’il ne pouvait pas tenir les histoires séparées, que les histoires commençaient à se mélanger dans sa tête et c’est cette expérience dramatique, tragique et aussi comique de la confusion des histoires qui m’a donné déjà à l’époque l’idée d’écrire un roman sur un écrivain de romans populaires, dévoré par ses personnages. Mon idée, c’était surtout de raconter mon histoire à travers des histoires de cet auteur qui, petit à petit, deviendraient confuses et confondraient des situations impossibles, absurdes pour montrer cette espèce de crise de désintégration que ce pauvre écrivain vivait dans sa vie, disons, littéraire. Quand j’ai commencé à écrire La tante Julia et le scribouillard, j’avais l’idée de raconter l’histoire du scribouillard à travers les versions littéraires des histoires qu’il écrivait pour la radio. Mais comme j’avais déjà, je crois que c’est l’influence de Flaubert, la manie réaliste d’écrire des histoires qui seraient une simulation de la réalité, j’ai senti qu’en racontant l’histoire de Pedro Camacho de cette manière, l’histoire pouvait devenir complètement irréelle, une espèce d’artifice de jeu intellectuel sans racine dans l’expérience réelle et c’est à ce moment-là que j’ai pensé introduire dans l’histoire de Pedro Camacho, dans cette histoire un peu loufoque, une espèce de document réaliste et je me suis dit, je vais me mettre moi-même dans l’histoire en racontant un épisode de ma vie qui avait un peu les caractéristiques des feuilletons [rires] de Pedro Camacho par la truculence, par le sentimentalisme débridé qui était l’expérience de mon premier mariage. Et alors pour moi ça a été une expérience formidable parce qu’en essayant de raconter avec une objectivité totale, c’est-à-dire, en racontant un fait vrai j’ai découvert que c’était impossible. Quand vous écrivez un roman, vous ne pouvez conter des faits vrais parce que le roman est un système, un mécanisme qui exige de vous de sortir de l’objectivité et de transformer la réalité en une fiction et c’est à travers cette transformation de la réalité en fiction qu’un roman témoigne sur la vie réelle de l’expérience partagée. J’essayais d’être absolument fidèle à l’expérience vécue mais c’était impossible parce que l’expérience vécue devait devenir langage et mots, et ça c’était déjà un processus de transformation de l’expérience vécue, et en même temps dans un contexte qui avait une influence énorme ; il fallait adapter ce que je racontais au contexte pour qu’il n’y ait pas de fiction, de heurts dans la narration et ça aussi poussait à falsifier la réalité et à la transformer en quelque chose de différent. Et c’est ça la fiction ; c’est à travers cette expérience que j’ai découvert que lorsque vous écrivez, même si vous essayez d’écrire des romans « réalistes », vous ne pouvez pas être absolument fidèles à ce qui est vécu, à l’expérience vécue parce que la littérature de fiction n’est pas l’expérience vécue, c’est une expérience inventée à partir de  l’expérience vécue mais qui prend une distance essentielle ; et que c’est la seule manière par laquelle la littérature peut vraiment témoigner de la réalité en la défigurant complètement, en la recréant, en créant une réalité parallèle différente et valable en soi-même, pas par comparaison avec le modèle préalable. C’est ça l’origine de  La tante Julia et le scribouillard.


Albert Bensoussan et Mario Vargas Llosa
© Xavier Lambours/Signature


AB : Flaubert, quand il décrit la casquette de Charles Bovary, il y met une page entière, et c’est cette chose énorme qui a pu apparaître pour certains comme le parangon du réalisme.

MVL : Et après ça devient un objet magique. C’est magique !

AB : Tout à fait magique !

MVL : Au final la description est telle que vous êtes dans un monde d’objets vivants, c’est ça je crois Flaubert. Les leçons de Flaubert sont nombreuses, mais une des grandes leçons c’est comment à travers ce réalisme minutieux, millimétrique, maniaque, vous arrivez à la pure fiction, c’est-à-dire à une réalité qui n’a rien à voir avec la réalité réelle, mais à une réalité littéraire qui paraît réelle par sa perfection, sa cohérence interne, par sa beauté, par l’élégance de ses phrases mais qui, si vous la comparez à la réalité, ne colle pas ; c’est un produit de l’imagination et d’un usage du langage. La conclusion est que le réalisme n’existe pas, c’est une fiction.

AB : Le réalisme est une fiction ! C’est-à-dire qu’on s’entend mal sur le mot : réalisme n’est pas la réalité. Je crois que tu nous as donné une leçon sur l’art du roman, qui est un art de la déformation, un art fantastique, et Kundera a pu dire du romancier, que le romancier n’avait de compte à rendre à personne sauf à Cervantès ; c’est à dire qu’il choisit un roman fantastique, un roman de délire comme modèle du réalisme, finalement et c’est ce que fait Mario, bien sûr. Cervantès reste la base. À ce propos, tu as refusé d’être le représentant de Cervantès en Espagne et dans le monde entier, le roi d’Espagne te l’avait proposé, non ?

MVL : Je n’étais pas capable de cette responsabilité.

AB : Mario a reçu le prix Cervantès, il y a quelques années.

MVL : Flaubert aussi était grand cervantin, il a lu et relu Cervantès avec une énorme admiration.

AB : Don Quichotte son livre de chevet lors de la rédaction de Madame Bovary.

MVL : C’était Shakespeare son premier modèle, mais Cervantès était parmi ses livres préférés.


Mario Vargas Llosa
© Xavier Lambours/Signature


AB : Il y a un autre auteur dont on n’a pas parlé, c’est Victor Hugo. Hugo est un modèle pour Mario. Qui a écrit La Tentation de l’impossible, un autre essai que Mario a commis. L’orgie perpétuelle, c’est Flaubert, « Madame Bovary et moi », La Tentation de l’impossible, c’est Victor Hugo et Les Misérables.  Les Misérables est le dernier roman romantique et Flaubert avec Madame Bovary le premier roman moderne. Mais les deux ont à voir avec l’art de Vargas Llosa ; en effet, le premier roman qui a marqué Mario quand il avait 14 ans, au collège militaire Leoncio Prado de Lima, et a soulagé de ce dur régime militaire chez un jeune adolescent qui souffrait d’être séparé des siens, c’est Les Misérables. Tu dis que ce livre t’a sauvé de cet univers carcéral.

MVL : Ça m’a fait une impression énorme, incroyable. J’ai lu Les Misérables dans un état de transes, vraiment, à un point tel que pendant plusieurs années je n’ai pas voulu le relire, j’avais peur. J’avais une idée si riche, si émouvante de cette première lecture que je n’ai pas voulu pendant plusieurs années relire le roman pour ne pas être déçu. Mais finalement il y a eu une nouvelle traduction en espagnol des Misérables par une traductrice excellente qui a fait un travail vraiment magnifique et alors on m’a demandé d’écrire une préface ; et c’est comme cela que je me suis décidé à relire les Misérables et ça a été une expérience extraordinaire parce que j’avais l’idée d’un roman d’aventure ; en fait, il y a aussi de l’aventure, bien sûr, mais c’est beaucoup plus complet que ça. C’est un des romans les plus ambitieux qu’on n’a jamais écrit. Peut-être Cervantès, peut-être Tolstoï, mais très peu ont essayé de couvrir tant de thèmes, de sujets, c’est à dire, de faire cette compétition avec les créateurs (ures) comme Victor Hugo dans Les Misérables. Ce qui est extraordinaire c’est que tout en étant un roman d’aventure, c’est aussi un roman sentimental, mais finalement quand on prend un peu de distance par rapport au livre on comprend que c’est un peu plus que tout ça. Il y a surtout une aventure spirituelle, il y a cette idée religieuse de la rédemption des êtres humains, de l’humanité, la rédemption par la souffrance, par les sacrifices, par la volonté de résistance face au malheur et on a l’impression d’une espèce de traité philosophique, religieux à travers ce monde de personnages si variés, si riches. Ça a été pour moi aussi une expérience très différente et très riche de celle de la première lecture.

AB : Surtout que tu as fait comme Bouvard et Pécuchet tu as lu tout ce qu’on pouvait écrire autour. Le titre La tentation de l’impossible vient de Lamartine, tu as lu ses leçons, les cours littéraires qu’il donnait alors…

MVL : C’est pratiquement impossible de lire tout ce qu’on a écrit sur Victor Hugo. La dernière biographie sur Victor Hugo commence par une espèce de calcul mathématique : si on essaye de lire tout ce qu’il y a dans la Bibliothèque nationale de Paris sur Victor Hugo il faut…

AB : Combien d’années ?

MVL : Dix ans en travaillant six jours par semaine, huit heures par jour, de lecture à cette époque-là mais maintenant beaucoup plus parce…

AB : Parce que tu as ajouté un titre. [rires]

MVL : Après Shakespeare, c’est l’écrivain qui produit le plus de textes critiques. Si on essaie en même temps de lire toute l’œuvre de Victor Hugo et l’œuvre inédite qui est énorme [rires], les sessions de spiritisme, par exemple, qui ne sont pas publiées, ce sont des milliers de pages, il faudrait au moins dix autres années. Il faudrait consacrer au moins vingt ans  à Victor Hugo. Alors c’est impossible, cela devient l’infini, et ça c’est quelque chose qui va dans le sens du roman, qui est un genre littéraire dont l’intensité est un produit aussi de l’extension. Un poème peut être un chef d’œuvre très bref, quelques vers peuvent produire un chef d’œuvre tandis que dans le roman, il y a cet élément du temps dans le roman qui oblige l’écrivain à développer, à développer, à développer… Et on a l’impression que Victor Hugo dans Les Misérables aurait pu continuer d’une manière infinie en suivant seulement les diverses histoires contenues dans le roman. Ça portait vers l’infini, car ce roman ne finirait jamais, comme la vie, comme l’histoire.


Nicolas Martel et Joaquina Belaunde
© Xavier Lambours/Signature


AB : Tu connais le poème le plus court de la langue française ?

MVL : Non, c’est lequel ?

AB : Apollinaire : Chantre « Et l’unique cordeau des trompettes marines ». C’est au milieu d’une page, dans Alcools. Et c’est le plus court poème de la langue française.

MVL : C’est comme le conte le plus court de la langue espagnole. Seulement une phrase.

AB : Oui, alors voilà… une phrase…

MVL : Cuando despertó…

AB : « Quand il se réveilla…

MVL : …el dinosaurio todavía estaba allí.

AB :…le dinosaure était encore là. » [rires]

MVL : Bon, voilà.

AB : Ce « conte » est d’Augusto Monterroso, un écrivain guatémaltèque plein d’humour. Et maintenant tu ne veux pas nous dire tes projets ?

MVL : C’est dangereux, [rires] ça produit une espèce de maléfice…

AB : Autrefois tu annonçais…

MVL : Mais maintenant avec l’âge, je suis devenu plus prudent. [rires]

AB : Quand tu as écrit la pièce Au pied de la Tamise, tu l’as balancée quinze ans avant en disant : j’ai le projet d’écrire une pièce, tu racontais un peu l’intrigue et c’est devenue Al pie del Támesis ? Mais tu as un livre en préparation : La Civilisation du spectacle.

MVL : Oui, c’est un essai sur la dérive de la culture dans un monde où la révolution audiovisuelle a produit vraiment des phénomènes qui vont affecter profondément la culture traditionnelle.


Anny Romand et Mario Vargas Llosa
© Xavier Lambours/Signature

 

AB : Et le prochain roman ?

MVL : J’y travaille aussi en même temps. [rires]

AB : C’est autour d’un personnage, d’une grande figure ? [rires]

MVL : Je ne sais pas encore. [rires]

AB : Ce n’est pas sur Joseph Conrad ? [rires]

MVL : Mais j’y travaille. C’est sûr que j’y travaille.

AB : C’est vrai, il ne faut pas déflorer les sujets, c’est vrai que ça peut paralyser l’écrivain et l’écriture. Je voudrais dire, à ce stade-là, que j’ai produit un livre qui est un essai Ce que je sais de Mario Vargas Llosa,  aux Editions François Bourin… J’en sais deux cent cinquante pages. [rires]

MVL : Un très bon livre. Merci. [applaudissements]


Anny Romand
© Xavier Lambours/Signature



L’autofiction selon Mario Vargas Llosa

par Albert Bensoussan


Mario Vargas Llosa n’est pas, a priori, un écrivain qui aime se mettre à nu. Dès le départ, il a entrepris d’écrire ses fictions sous la double influence du roman nord-américain et du roman réaliste français, tel que l’ont illustré Balzac, Dumas et surtout Flaubert. Et donc, l’auteur doit toujours s’effacer derrière ses personnages, dont il tirera les fils. C’est un auteur omniscient. Dans La ville et les chiens, qui date de 1962 (Mario a alors 26 ans) nous pénétrons dans le collège militaire Leoncio Prado, de Lima, où Vargas Llosa passa deux années de sa vie, entre 14 et 16 ans, mais c’est pour entendre les voix croisées des cadets selon quatre points de vue, avec une technique du récit qui renvoie clairement à Faulkner. Il poursuit l’exploration quasi clinique de la société péruvienne, en ses diverses strates, et ses peuplements variés, dans les romans qui suivent : La maison verte (en 1965)et surtout Conversation à « La Cathédrale », en 1969, qui est précédé de cet exergue fort significatif : «Il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations». Vous aurez reconnu là Balzac et sa fameuse définition tirée de Petites misères de la vie conjugale. Notons, pour le public ici présent, que Balzac entreprit sa Comédie Humaine à deux pas de l’hôtel de Massa et qu’il est à l’origine de la création de la Société des Gens de Lettres, qu’il présida en 1839.


Vargas Llosa, par chance, a eu le bonheur de débuter dans la vie en assurant « les chiens écrasés » pour la presse locale de Lima, et de travailler comme journaliste pendant toutes ses années de formation. Quelle meilleure école pour affronter le roman perçu aussi comme ce fameux miroir cher à Stendhal et que le romancier « promène le long d’un chemin » pour nous offrir, témoin et observateur privilégié, la vision la plus exacte, la plus complète et, partant, la plus profonde de la société ! Vargas Llosa restera aussi toute sa vie ce journaliste qu’il a choisi d’être dès l’adolescence, assurant dans la presse espagnole, latino-américaine et internationale des chroniques périodiques, et l’on se reportera pour mieux s’en convaincre à l’un de ses derniers titres parus en France, De sabre et d’utopie, une compilation impressionnante d’articles couvrant le champ de la politique, du social et du culturel.


Et tiens, le récit intercalaire de ses trois premiers romans, Les chiots (en 1967), n’est rien d’autre que la paraphrase ou la glose d’un fait divers lu dans la presse, à partir duquel le romancier démiurge démonte, en 60 pages et 6 petits chapitres, les rouages implacables de la société péruvienne fondée sur le mythe de la virilité et de la réussite sociale à travers l’histoire emblématique d’un personnage qui, parce qu’atteint précisément dans sa virilité, va se trouver d’abord marginalisé par les autres, puis exclu ou, disons-le tout net, vomi de l’histoire. Attention, chef d’œuvre. Gallimard vient d’en republier une édition luxueusement illustrée.


Aussi, lorsque Vargas Llosa publie en 1977 son roman La tante Julia et le scribouillard, le lecteur habitué à son œuvre antérieure est surpris, peut-être désarçonné. Certains critiques n’hésitent pas à conclure au déclin du romancier, sans voir au contraire tout le renouvellement que le futur Nobel a su opérer pour sortir d’une voie qu’il avait fini d’explorer. Non que ce dernier titre tourne le dos au social et à la vision clinique de la société péruvienne, bien au contraire, mais il le fait avec de nouvelles armes, et d’abord avec un élément nouveau, l’humour, qu’il venait d’exploiter, en 1973, dans l’inénarrable Pantaléon et les Visiteuses – chronique drolatique de la planification militaire de la prostitution à usage du corps d’armée. Mais il est une autre clé qui nous permet de mieux appréhender cette Tante Julia, et c’est la publication, en 1975, d’un important essai littéraire, consacré à la figure tutélaire de Flaubert, L’orgie perpétuelle, sous-titré « Madame Bovary et moi ». Là, Vargas Llosa abat ses cartes et nous livre quelques clés pour entrer dans l’œuvre qui va suivre. Il s’approprie littéralement la figure de Flaubert, dont il lit toute l’œuvre, pas seulement Madame Bovary, mais aussi la correspondance complète, et notons justement que le titre de son essai est tiré d’une lettre de Gustave adressée à Mlle Leroyer de Chantepie, le 4 septembre 1858 : « Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle ». Si Vargas Llosa avait été Montaigne, il aurait inscrit cette phrase au fronteau de son cabinet d’écriture, car cette phrase, il l’aura eue à l’esprit toute sa vie durant, s’étourdissant de lettres et de fables, orgiaque et orgasmique, pour nous donner une des œuvres romanesque les plus impressionnantes de notre temps, qui vient de culminer avec son Rêve du Celte.


Son Flaubert est à contre-courant, car il le voit avant tout comme « un grand conteur d'histoires », revendiquant « la fonction de l'anecdote dans la narration ». Mario en est bien d’accord, lui qui déteste tant le dépouillement du « Nouveau roman » qui avait fait de Flaubert son « Patron », une école à ses yeux sans goût ni grâce. C’est pourquoi il ambitionne pour le récit la bonne chair épaisse de personnages multiples et anecdotiques qui, conformément à l’esthétique d’un Cervantès, confluent vers les protagonistes et le nœud du roman, lui donnant son unité profonde, comme le montrent, tout particulièrement, La tante Julia et le scribouillard – à travers les élucubrations feuilletonesques de Pedro Camacho. Chaque chapitre rapportant la fausse/vraie vie de Marito Varguitas – car Marito n’est pas Mario, et Varguitas n’est pas Vargas, le diminutif réducteur marquant justement la distance que prend l’auteur entre sa vraie vie et la fiction qu’il en fait - est suivi d’un chapitre qui condense un épisode des feuilletons-radio du scribouillard. Mais ces historiettes intercalées ont à voir, dans les profondeurs du récit, avec la supposée biographie qui est présentée. Pour donner un seul exemple, le premier feuilleton, qui précède l’intrigue amoureuse qui se noue entre le jeune Marito et sa tante Julia, de dix ans son aînée, rapporte une histoire d’inceste, et n’oublions pas que le dernier chapitre nous montre le narrateur Varguitas divorçant de sa tante Julia, sœur de sa tante Olga, pour épouser sa cousine germaine Patricia, fille de ladite Olga ! On ne sort décidément pas du cercle de famille. Et la structure du récit pseudo-autobiographique est circulaire, comme le sont les feuilletons du scribouillard qui, à la fin, se mélangent tous dans le délire de son cerveau malade ou surchauffé.


Mais revenons à Flaubert, clé de voûte de cette autofiction de Vargas Llosa. Douterait-on de la verve et de la fantaisie de Flaubert ? Rétorquerait-on par la froideur de plume telle qu'en lui-même, enfin, l'académisme français le change? Vargas Llosa nous cite alors cette phrase du solitaire de Croisset : « Qu'est-ce que je n'ai pas envie d'écrire? Quelle est la luxure de plume qui ne m'excite? » Et le voilà tout de bon installé dans la quête romanesque tous azimuts. Pour Vargas Llosa« Flaubert est un écrivain rebelle ». Et rebelle est Emma Bovary, estime-t-il, « comme l'était Don Quichotte », au demeurant livre de chevet de Gustave. Oui, Flaubert est un original, un fou, un marginal, un « homme plume » et un maniaque absolu. Ainsi le voit Vargas Llosa, ainsi le veut-il. Ainsi se contemple-t-il en lui comme dans un miroir. Eminemment rebelle est, en effet, Vargas Llosa, et même corrupteur, ainsi qu’il vit, par ailleurs, Arthur Rimbaud, dont il traduisit et préfaça le récit Un cœur sous une soutane.


Si L'orgie perpétuelle, en nous proposant cette vision toute personnelle de Flaubert, constitue le plus bel hommage rendu par les Lettres latino-américaines à l'auteur de Madame Bovary, La tante Julia et le scribouillard (publié en français en 1979 et distingué du prix du « Meilleur Livre Étranger ») se présente plaisamment tout à la fois comme une paraphrase de L'éducation sentimentale (Marito est, d’une certaine façon, Frédéric Moreau), un clin d'œil appuyé à Bouvard et Pécuchet, les plus grands « scribouillards » de notre littérature, avec quelques réminiscences de la volumineuse correspondance de Flaubert et, pour l'essentiel, une réflexion pleine d'humour et de profondeur sur l'art du roman. Au centre du livre, en effet, nous trouvons un écrivain professionnel, le truculent « scribouillard » et feuilletoniste de radio Pedro Camacho, un homme qui ne vit que de, par et pour la plume, organiquement structuré en littérateur, qui dispense ses savants et, parfois, ridicules conseils au jeune « Marito Varguitas », projection fantasmatique par l'auteur de l'écrivain débutant qu'il fut. Pedro Camacho, par exemple, installe son bureau au rez-de-chaussée, quasiment sur la rue pour être en prise directe avec la réalité ; et pour entrer dans la peau de ses personnages, il n'hésite pas à se déguiser, à passer des masques, à se contorsionner à haute voix – comme en quelque « gueuloir » - pour se justifier de la plus flaubertienne façon : « Qu'est-ce que le réalisme, messieurs, le soi-disant réalisme, qu'est-ce que c'est? Quelle meilleure façon de faire de l'art réaliste que de s'identifier matériellement avec la réalité? » Ne perçoit-on pas comme en écho la fameuse observation de Flaubert, si bien pénétré de la scène de l'empoisonnement d'Emma qu'il venait de rédiger - confie-t-il à Louise Colet -, avec ce goût d'arsenic dans sa bouche, qu'il en vomit tout son dîner ? De même, les conseils sur le mariage que prodigue l'ermite de Croisset à son jeune ami Ernest Feydeau : « Prends garde d'abîmer ton intelligence dans le commerce des dames. Tu perdras ton génie au fond d'une matrice », nous les retrouvons paraphrasés sur le mode parodique chez Pedro Camacho sermonnant Varguitas, épris de sa tante Julia : « La femme et l'art s'excluent, mon ami. Dans chaque vagin est enterré un artiste ». À prendre comme un hommage à Flaubert, évidemment.


Ce que Vargas Llosa emprunte à Flaubert, surtout, c'est l'idée que tout est littérature, qu'il faut intégrer la totalité de sa vie et de son vécu à la littérature, s'y identifier « corps et âme ». À Gustave déclarant : « Il faut s'habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres», ce que reprend L'orgie perpétuelle de la sorte : « Il transforme en littérature tout ce qui lui arrive, sa vie entière est cannibalisée par le roman », répond l’écrivain en herbe de La tante Julia et le scribouillard : « J'appris que tout le monde, sans exception, pouvait être sujet de récit ». La suite de la production de Vargas Llosa en est l’illustration, en particulier l'ouvrage « autobiographique »Le poisson dans l'eau (1993), mais aussi l'étonnant récit Un rasta à Berlin (Mi hijo el Etíope) (L’Herne, 2009)où l'auteur se met lui-même en scène et contemple la surprenante croissance de son propre fils, Gonzalo, que son accoutrement écolo-rasta surprend et désarçonne ; or ce récit baigne dans une étrange atmosphère de souvenirs de famille et de conte fantastique, subtil mélange qui fait qu'on n'est jamais sûr de la réalité alors que la fiction s'impose à l'évidence, même dans les pages les plus ouvertement autobiographiques. Nous sommes toujours dans l’autofiction. Après tout, ce candidat-président qui prend la parole et se raconte dans Le poisson dans l'eau, qui nous assure qu'il s'agit bien de Mario Vargas Llosa, candidat à la présidence du Pérou, quand l'écriture, finalement, le rend si proche des hautes figures de sa fiction : Pantaléon Pantoja, Pedro Camacho, le sergent Lituma, voire Don Rigoberto ? On rappellera cette déclaration de l'auteur dans ses Lettres à un jeune romancier (1997) : « Le narrateur est toujours un personnage inventé, un être de fiction, à l'égal de tous les autres ».


Un dernier mot : La tante Julia et le scribouillard est dédié « à Julia Urquidi Illanes, à qui nous devons tant, ce roman et moi ». Tout est dit, sans qu’il y paraisse, dans cette dédicace. Et cela nous permet de mieux appréhender ce concept initialement avancé : l’autofiction. Le roman qui campe les débuts de Vargas Llosa dans la vie, mais avec toujours cette déformation voulue du récit, et en somme un jeu de masques posés sur le visage de créatures a priori réelles, illustre, au même titre que le roman Fils, de Serge Doubrowsky qui en inventa le terme, ce qu’on appelle « l’autofiction ».Qu’est-ce que l’autofiction ? Un pacte romanesque qui fait intervenir comme personnage le propre auteur. Et comme « les grands esprits se rencontrent », ainsi qu’on le dit, notons que Fils et La tía Julia ont été publiés la même année 1977. Il y a bien, dans La tante Julia et le scribouillard, un portrait de Vargas Llosa et de Julia Urquidi, mais il y a aussi, au même titre, « roman ». Julia Urquidi, la vraie, a voulu rétablir la vérité dans une histoire qu’elle prenait au premier degré comme la sienne, et elle a écrit un livre en réponse : Lo que Varguitas no dijo. Elle déclara par exemple dans la presse en exprimant ses reproches envers Mario : « Il a écrit La tante Julia et le scribouillard sans me consulter, en changeant beaucoup de choses, en défigurant (tergiversando) la vérité ». En fait, elle n’a pas accepté la règle du jeu pourtant énoncé par l’auteur dans sa dédicace, à savoir que « sa » vie était un roman. Concluons : s’il est vrai que Flaubert, en déclarant « Madame Bovary c’est moi », entendait dire par là qu’il avait nourri de son moi un personnage de fiction où il se reconnaissait intimement, de même Mario Vargas peut légitimement et pareillement dire « Marito Varguitas c’est moi », car cet autre moi prétendument le même est irrémédiablement autre, puisqu’ il a su en faire un être de fiction. Justement, d’autofiction.