Mario Vargas LLOSA
prix Nobel 2010
“Pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l’individu, de sa révolte, de son échec.”
L'autofiction selon Mario Vargas Llosa
par Albert Bensoussan
Mario Vargas Llosa n’est pas, a priori, un écrivain qui aime se mettre à nu. Dès le départ, il a entrepris d’écrire ses fictions sous la double influence du roman nord-américain et du roman réaliste français, tel que l’ont illustré Balzac, Dumas et surtout Flaubert. Et donc, l’auteur doit toujours s’effacer derrière ses personnages, dont il tirera les fils. C’est un auteur omniscient. Dans La ville et les chiens, qui date de 1962 (Mario a alors 26 ans) nous pénétrons dans le collège militaire Leoncio Prado, de Lima, où Vargas Llosa passa deux années de sa vie, entre 14 et 16 ans, mais c’est pour entendre les voix croisées des cadets selon quatre points de vue, avec une technique du récit qui renvoie clairement à Faulkner. Il poursuit l’exploration quasi clinique de la société péruvienne, en ses diverses strates, et ses peuplements variés, dans les romans qui suivent : La maison verte(en 1965)et surtout Conversation à « La Cathédrale »,en 1969, qui est précédé de cet exergue fort significatif : « Il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations ». Vous aurez reconnu là Balzac et sa fameuse définition tirée de Petites misères de la vie conjugale. Notons, pour le public ici présent, que Balzac entreprit sa Comédie Humaine à deux pas de l’hôtel de Massa et qu’il est à l’origine de la création de la Société des Gens de Lettres, qu’il présida en 1839.
Vargas Llosa, par chance, a eu le bonheur de débuter dans la vie en assurant « les chiens écrasés » pour la presse locale de Lima, et de travailler comme journaliste pendant toutes ses années de formation. Quelle meilleure école pour affronter le roman perçu aussi comme ce fameux miroir cher à Stendhal et que le romancier « promène le long d’un chemin » pour nous offrir, témoin et observateur privilégié, la vision la plus exacte, la plus complète et, partant, la plus profonde de la société ! Vargas Llosa restera aussi toute sa vie ce journaliste qu’il a choisi d’être dès l’adolescence, assurant dans la presse espagnole, latino-américaine et internationale des chroniques périodiques, et l’on se reportera pour mieux s’en convaincre à l’un de ses derniers titres parus en France, De sabre et d’utopie, une compilation impressionnante d’articles couvrant le champ de la politique, du social et du culturel.
Et tiens, le récit intercalaire de ses trois premiers romans, Les chiots (en 1967), n’est rien d’autre que la paraphrase ou la glose d’un fait divers lu dans la presse, à partir duquel le romancier démiurge démonte, en 60 pages et 6 petits chapitres, les rouages implacables de la société péruvienne fondée sur le mythe de la virilité et de la réussite sociale à travers l’histoire emblématique d’un personnage qui, parce qu’atteint précisément dans sa virilité, va se trouver d’abord marginalisé par les autres, puis exclu ou, disons-le tout net, vomi de l’histoire. Attention, chef d’œuvre. Gallimard vient d’en republier une édition luxueusement illustrée.
Aussi, lorsque Vargas Llosa publie en 1977 son roman La tante Julia et le scribouillard, le lecteur habitué à son œuvre antérieure est surpris, peut-être désarçonné. Certains critiques n’hésitent pas à conclure au déclin du romancier, sans voir au contraire tout le renouvellement que le futur Nobel a su opérer pour sortir d’une voie qu’il avait fini d’explorer. Non que ce dernier titre tourne le dos au social et à la vision clinique de la société péruvienne, bien au contraire, mais il le fait avec de nouvelles armes, et d’abord avec un élément nouveau, l’humour, qu’il venait d’exploiter, en 1973, dans l’inénarrable Pantaléon et les Visiteuses – chronique drolatique de la planification militaire de la prostitution à usage du corps d’armée. Mais il est une autre clé qui nous permet de mieux appréhender cette Tante Julia, et c’est la publication, en 1975, d’un important essai littéraire, consacré à la figure tutélaire de Flaubert, L’orgie perpétuelle, sous-titré « Madame Bovary et moi ». Là, Vargas Llosa abat ses cartes et nous livre quelques clés pour entrer dans l’œuvre qui va suivre. Il s’approprie littéralement la figure de Flaubert, dont il lit toute l’œuvre, pas seulement Madame Bovary, mais aussi la correspondance complète, et notons justement que le titre de son essai est tiré d’une lettre de Gustave adressée à Mlle Leroyer de Chantepie, le 4 septembre 1858 : « Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle ». Si Vargas Llosa avait été Montaigne, il aurait inscrit cette phrase au fronteau de son cabinet d’écriture, car cette phrase, il l’aura eue à l’esprit toute sa vie durant, s’étourdissant de lettres et de fables, orgiaque et orgasmique, pour nous donner une des œuvres romanesque les plus impressionnantes de notre temps, qui vient de culminer avec son Rêve du Celte.
Son Flaubert est à contre-courant, car il le voit avant tout comme « un grand conteur d'histoires », revendiquant « la fonction de l'anecdote dans la narration ». Mario en est bien d’accord, lui qui déteste tant le dépouillement du « Nouveau roman » qui avait fait de Flaubert son « Patron », une école à ses yeux sans goût ni grâce. C’est pourquoi il ambitionne pour le récit la bonne chair épaisse de personnages multiples et anecdotiques qui, conformément à l’esthétique d’un Cervantès, confluent vers les protagonistes et le nœud du roman, lui donnant son unité profonde, comme le montrent, tout particulièrement, La tante Julia et le scribouillard – à travers les élucubrations feuilletonesques de Pedro Camacho. Chaque chapitre rapportant la fausse/vraie vie de Marito Varguitas – car Marito n’est pas Mario, et Varguitas n’est pas Vargas, le diminutif réducteur marquant justement la distance que prend l’auteur entre sa vraie vie et la fiction qu’il en fait - est suivi d’un chapitre qui condense un épisode des feuilletons-radio du scribouillard. Mais ces historiettes intercalées ont à voir, dans les profondeurs du récit, avec la supposée biographie qui est présentée. Pour donner un seul exemple, le premier feuilleton, qui précède l’intrigue amoureuse qui se noue entre le jeune Marito et sa tante Julia, de dix ans son aînée, rapporte une histoire d’inceste, et n’oublions pas que le dernier chapitre nous montre le narrateur Varguitas divorçant de sa tante Julia, sœur de sa tante Olga, pour épouser sa cousine germaine Patricia, fille de ladite Olga ! On ne sort décidément pas du cercle de famille. Et la structure du récit pseudo-autobiographique est circulaire, comme le sont les feuilletons du scribouillard qui, à la fin, se mélangent tous dans le délire de son cerveau malade ou surchauffé.
Mais revenons à Flaubert, clé de voûte de cette autofiction de Vargas Llosa. Douterait-on de la verve et de la fantaisie de Flaubert ? Rétorquerait-on par la froideur de plume telle qu'en lui-même, enfin, l'académisme français le change? Vargas Llosa nous cite alors cette phrase du solitaire de Croisset : « Qu'est-ce que je n'ai pas envie d'écrire? Quelle est la luxure de plume qui ne m'excite? » Et le voilà tout de bon installé dans la quête romanesque tous azimuts. Pour Vargas Llosa« Flaubert est un écrivain rebelle ». Et rebelle est Emma Bovary, estime-t-il, « comme l'était Don Quichotte », au demeurant livre de chevet de Gustave. Oui, Flaubert est un original, un fou, un marginal, un « homme plume » et un maniaque absolu. Ainsi le voit Vargas Llosa, ainsi le veut-il. Ainsi se contemple-t-il en lui comme dans un miroir. Eminemment rebelle est, en effet, Vargas Llosa, et même corrupteur, ainsi qu’il vit, par ailleurs, Arthur Rimbaud, dont il traduisit et préfaça le récit Un cœur sous une soutane.
Si L'orgie perpétuelle, en nous proposant cette vision toute personnelle de Flaubert, constitue le plus bel hommage rendu par les Lettres latino-américaines à l'auteur de Madame Bovary, La tante Julia et le scribouillard (publié en français en 1979 et distingué du prix du « Meilleur Livre Étranger ») se présente plaisamment tout à la fois comme une paraphrase de L'éducation sentimentale (Marito est, d’une certaine façon, Frédéric Moreau), un clin d'œil appuyé à Bouvard et Pécuchet, les plus grands « scribouillards » de notre littérature, avec quelques réminiscences de la volumineuse correspondance de Flaubert et, pour l'essentiel, une réflexion pleine d'humour et de profondeur sur l'art du roman. Au centre du livre, en effet, nous trouvons un écrivain professionnel, le truculent « scribouillard » et feuilletoniste de radio Pedro Camacho, un homme qui ne vit que de, par et pour la plume, organiquement structuré en littérateur, qui dispense ses savants et, parfois, ridicules conseils au jeune « Marito Varguitas », projection fantasmatique par l'auteur de l'écrivain débutant qu'il fut. Pedro Camacho, par exemple, installe son bureau au rez-de-chaussée, quasiment sur la rue pour être en prise directe avec la réalité ; et pour entrer dans la peau de ses personnages, il n'hésite pas à se déguiser, à passer des masques, à se contorsionner à haute voix – comme en quelque « gueuloir » - pour se justifier de la plus flaubertienne façon : « Qu'est-ce que le réalisme, messieurs, le soi-disant réalisme, qu'est-ce que c'est? Quelle meilleure façon de faire de l'art réaliste que de s'identifier matériellement avec la réalité? » Ne perçoit-on pas comme en écho la fameuse observation de Flaubert, si bien pénétré de la scène de l'empoisonnement d'Emma qu'il venait de rédiger - confie-t-il à Louise Colet -, avec ce goût d'arsenic dans sa bouche, qu'il en vomit tout son dîner ? De même, les conseils sur le mariage que prodigue l'ermite de Croisset à son jeune ami Ernest Feydeau : « Prends garde d'abîmer ton intelligence dans le commerce des dames. Tu perdras ton génie au fond d'une matrice », nous les retrouvons paraphrasés sur le mode parodique chez Pedro Camacho sermonnant Varguitas, épris de sa tante Julia : « La femme et l'art s'excluent, mon ami. Dans chaque vagin est enterré un artiste ». À prendre comme un hommage à Flaubert, évidemment.
Ce que Vargas Llosa emprunte à Flaubert, surtout, c'est l'idée que tout est littérature, qu'il faut intégrer la totalité de sa vie et de son vécu à la littérature, s'y identifier « corps et âme ». À Gustave déclarant : « Il faut s'habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres», ce que reprend L'orgie perpétuelle de la sorte : « Il transforme en littérature tout ce qui lui arrive, sa vie entière est cannibalisée par le roman », répond l’écrivain en herbe de La tante Julia et le scribouillard : « J'appris que tout le monde, sans exception, pouvait être sujet de récit ». La suite de la production de Vargas Llosa en est l’illustration, en particulier l'ouvrage « autobiographique »Le poisson dans l'eau (1993), mais aussi l'étonnant récit Un rasta à Berlin (Mi hijo el Etíope) (L’Herne, 2009)où l'auteur se met lui-même en scène et contemple la surprenante croissance de son propre fils, Gonzalo, que son accoutrement écolo-rasta surprend et désarçonne ; or ce récit baigne dans une étrange atmosphère de souvenirs de famille et de conte fantastique, subtil mélange qui fait qu'on n'est jamais sûr de la réalité alors que la fiction s'impose à l'évidence, même dans les pages les plus ouvertement autobiographiques. Nous sommes toujours dans l’autofiction. Après tout, ce candidat-président qui prend la parole et se raconte dans Le poisson dans l'eau, qui nous assure qu'il s'agit bien de Mario Vargas Llosa, candidat à la présidence du Pérou, quand l'écriture, finalement, le rend si proche des hautes figures de sa fiction : Pantaléon Pantoja, Pedro Camacho, le sergent Lituma, voire Don Rigoberto ? On rappellera cette déclaration de l'auteur dans ses Lettres à un jeune romancier (1997) : « Le narrateur est toujours un personnage inventé, un être de fiction, à l'égal de tous les autres ».
Un dernier mot : La tante Julia et le scribouillard est dédié « à Julia Urquidi Illanes, à qui nous devons tant, ce roman et moi ». Tout est dit, sans qu’il y paraisse, dans cette dédicace. Et cela nous permet de mieux appréhender ce concept initialement avancé : l’autofiction. Le roman qui campe les débuts de Vargas Llosa dans la vie, mais avec toujours cette déformation voulue du récit, et en somme un jeu de masques posés sur le visage de créatures a priori réelles, illustre, au même titre que le roman Fils, de Serge Doubrowsky qui en inventa le terme, ce qu’on appelle « l’autofiction ».Qu’est-ce que l’autofiction ? Un pacte romanesque qui fait intervenir comme personnage le propre auteur. Et comme « les grands esprits se rencontrent », ainsi qu’on le dit, notons que Fils et La tía Julia ont été publiés la même année 1977. Il y a bien, dans La tante Julia et le scribouillard, un portrait de Vargas Llosa et de Julia Urquidi, mais il y a aussi, au même titre, « roman ». Julia Urquidi, la vraie, a voulu rétablir la vérité dans une histoire qu’elle prenait au premier degré comme la sienne, et elle a écrit un livre en réponse : Lo que Varguitas no dijo. Elle déclara par exemple dans la presse en exprimant ses reproches envers Mario : « Il a écrit La tante Julia et le scribouillard sans me consulter, en changeant beaucoup de choses, en défigurant (tergiversando) la vérité ». En fait, elle n’a pas accepté la règle du jeu pourtant énoncé par l’auteur dans sa dédicace, à savoir que « sa » vie était un roman. Concluons : s’il est vrai que Flaubert, en déclarant « Madame Bovary c’est moi », entendait dire par là qu’il avait nourri de son moi un personnage de fiction où il se reconnaissait intimement, de même Mario Vargas peut légitimement et pareillement dire « Marito Varguitas c’est moi », car cet autre moi prétendument le même est irrémédiablement autre, puisqu’ il a su en faire un être de fiction. Justement, d’autofiction.